29044/06
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 29044/06) dirigée contre la Confédération suisse par un kosovar, M. Ragip Shabani (« le requérant »), qui a saisi la Cour le 27 juin 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me S. Disch, avocat à Lausanne. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, F. Schürmann, chef de la section des droits de l'homme et du Conseil de l'Europe à l'Office fédéral de la justice.
3. Invoquant l'article 5 de la Convention, le requérant se plaint de ce que la durée de la détention provisoire, qu'il a subie en Suisse depuis le 29 octobre 2003, a été excessive.
4. Le 22 janvier 2008, le président de la chambre à laquelle l'affaire avait été attribuée a décidé de la traiter par priorité en vertu de l'article 41 du règlement de la Cour.
5. Le 19 mars 2008, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
6. Le requérant est né en 1966 et est actuellement détenu à la prison du Bois-Mermet, à Lausanne (canton de Vaud).
7. Le 28 octobre 2002, le ministère public de la Confédération ouvrit une enquête préliminaire contre le requérant pour infraction grave à la loi fédérale sur les stupéfiants et participation à une organisation criminelle. Le 10 décembre 2002, l'accusation fut étendue au blanchiment d'argent. Le requérant était soupçonné de s'être livré, avec des membres de sa famille et des tiers, à un trafic international estimé à plusieurs centaines de kilos d'héroïne et de cocaïne, avec des ramifications en Suisse.
8. Il fut arrêté en ex-République yougoslave de Macédoine le 2 août 2003 et extradé vers la Suisse le 29 octobre 2003, où il fut placé en détention provisoire le jour même.
9. Le 26 mars 2004, le ministère public de la Confédération rejeta une première demande de libération formée par le requérant.
10. La Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral (ci-après : la « Cour des plaintes ») confirma cette décision par un arrêt rendu le 17 mai 2004.
11. Le 9 juillet 2004, le Tribunal fédéral rejeta un recours interjeté contre cet arrêt.
12. Le 15 septembre 2005, un juge d'instruction fédéral ordonna l'ouverture d'une instruction préparatoire à l'encontre du requérant, de deux de ses frères et de leur père, pour présomption de participation à une organisation criminelle, de blanchiment d'argent et d'infraction grave à la loi fédérale sur les stupéfiants.
13. Par une décision du 6 octobre 2005, le juge d'instruction rejeta une demande de mise en liberté et maintint la détention en raison des risques de fuite et de collusion.
14. La Cour des plaintes confirma cette décision sur recours du prévenu par un arrêt rendu le 10 novembre 2005.
15. Le 24 janvier 2006, le Tribunal fédéral rejeta le recours formé par le requérant contre cet arrêt. S'agissant du risque de collusion, ce tribunal estima qu'il existait alors un danger concret que le requérant s'en prenne aux témoins à charge ou aux autres inculpés et cherche à les influencer ou à les intimider s'il était remis en liberté. Le maintien de la détention provisoire se justifiait ainsi par un risque de collusion évident aussi longtemps que les actes d'instruction n'avaient pas été accomplis. Le Tribunal fédéral estima que le risque de fuite était également avéré, compte tenu de l'absence de liens personnels du requérant en Suisse, ce que ce dernier ne contestait pas.
16. Le 8 août 2006, le requérant demanda sa mise en liberté provisoire en invoquant une violation des principes de célérité et de proportionnalité.
17. Le juge d'instruction fédéral refusa de faire droit à cette requête par une décision prise le 15 août 2006, que la Cour des plaintes confirma sur recours du prévenu par un arrêt du 7 septembre 2006. Elle considéra qu'il existait des indices suffisants de participation à une organisation criminelle. Par ailleurs, elle estima que le maintien de la détention se justifiait par un risque de fuite qui ne pouvait pas être pallié par le dépôt de sûretés, en raison de l'origine douteuse de l'argent qui pourrait servir de garantie. Elle retint enfin que la détention était proportionnée au regard tant de la peine à laquelle le prévenu pourrait être condamné que de la manière dont la procédure était conduite.
18. Le Tribunal fédéral rejeta le recours interjeté contre cet arrêt le 6 novembre 2006. Il estima que le requérant n'avait invoqué aucune circonstance nouvelle importante qui permettrait de remettre en cause l'appréciation du risque de fuite, tel qu'il avait été retenu dans l'arrêt du 24 janvier 2006. Le danger de fuite se serait même accru à la suite d'un mandat d'arrêt international qui avait été lancé contre lui en mai 2006 par les autorités italiennes pour des infractions de même nature. Le Tribunal fédéral constata également que même si l'instruction n'avait peut-être pas suivi un rythme particulièrement soutenu, elle n'avait pas non plus connu de périodes d'inactivité susceptibles de tomber sous le coup de l'article 5 § 3 de la Convention.
19. Le 16 mai 2007, le requérant sollicita à nouveau sa mise en liberté, en faisant valoir une nouvelle fois une violation des principes de célérité et de proportionnalité.
20. Le juge d'instruction fédéral refusa de faire droit à cette requête par une décision prise le 30 mai 2007, que la Cour des plaintes confirma sur recours du prévenu par un arrêt du 26 juin 2007. Cette dernière estima que la procédure n'avait pas connu de retards inadmissibles depuis le dernier arrêt rendu par le Tribunal fédéral, qui imposeraient la libération immédiate du requérant ; elle impartit cependant au juge d'instruction fédéral un délai allant jusqu'au 15 août 2007 pour mettre un terme à l'instruction préparatoire et déposer son rapport de clôture, de manière à ce que le prévenu puisse encore être jugé cette année-là. La Cour des plaintes estima qu'il existait toujours un risque de collusion et de fuite.
21. Agissant par la voie du recours en matière pénale, le requérant demanda au Tribunal fédéral d'ordonner sa mise en liberté immédiate et d'annuler l'arrêt de l'instance inférieure.
22. Le 15 août 2007, le juge d'instruction fédéral prononça la clôture de l'instruction préparatoire, conformément aux exigences de l'arrêt du Tribunal pénal fédéral du 26 juin 2007.
23. Par un arrêt du 23 août 2007, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant contre l'arrêt de la Cour des plaintes du 26 juin 2007 en ces termes :
24. Le 6 décembre 2007, le ministère public de la Confédération déposa l'acte d'accusation à l'encontre du requérant.
25. Le 18 février 2008, le dossier de la procédure fut complété par la production du dossier original de la procédure pénale engagée contre le requérant en Italie.
26. Le 5 mars 2008, le président du Tribunal pénal fédéral informa les parties que le procès se tiendrait du 18 au 28 août 2008.
27. Le 6 mars 2008, le requérant introduisit une nouvelle demande de mise en liberté.
28. La demande fut rejetée par le président du Tribunal pénal fédéral par une décision du 27 mars 2008 et, sur recours, par le Tribunal fédéral dans un arrêt du 14 mai 2008. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral confirma le risque manifeste de fuite de l'accusé et rejeta les griefs de violation des principes de proportionnalité et de célérité. Il releva, outre l'intérêt public à ce que cette affaire puisse être menée à terme sans que le requérant et les autres membres de l'organisation criminelle présumée ne puissent nuire à son bon déroulement, l'extrême gravité des infractions, l'absence de collaboration de l'accusé, la dangerosité de celui-ci et des autres membres de l'organisation criminelle, ainsi que les mesures de sécurité particulières que cette situation nécessitait. En ce qui concerne la violation alléguée du principe de célérité par rapport à la fixation d'une audience de jugement dans la deuxième quinzaine du mois d'août 2008, le Tribunal fédéral estima ce qui suit :
29. Le procès devant le Tribunal pénal fédéral commença à la date prévue, soit le 18 août 2008, et dura jusqu'au 28 août 2008. Le ministère public de la Confédération conclut à la peine maximale de vingt ans pour le requérant.
30. Le 30 octobre 2008, le requérant fut reconnu coupable par le Tribunal pénal fédéral d'infractions qualifiées contre la législation sur les stupéfiants, commises par métier, et d'avoir exercé un rôle dirigeant dans une organisation criminelle. Il fut condamné à une peine privative de liberté de quinze ans. Selon les renseignements fournis par les parties, l'arrêt motivé n'a pas encore été notifié au requérant et n'a dès lors pas encore acquis force exécutoire.
31. Par une décision du 29 décembre 2008, l'Office de l'exécution des peines du canton de Vaud rejeta une demande du requérant du 1er décembre 2008 tendant à son transfert à l'établissement pénitentiaire de Bostadel (canton de Zoug), pour les raisons suivantes :
32. Le Tribunal pénal fédéral statue sur les affaires qui relèvent de la juridiction fédérale. L'article 337 du code pénal est libellé comme il suit :
33. Les compétences du Tribunal pénal fédéral découlent de la loi fédérale sur le Tribunal pénal fédéral (LTPF) du 4 octobre 2002, notamment des articles 26 et suiv., libellés ainsi :
34. Le requérant se plaint de ce que la durée de sa détention provisoire, qu'il subit prétendument depuis le 29 octobre 2003, est excessive à la lumière des articles 5 §§ 1 c) et 3, libellés comme suit :
35. Pour les raisons exposées aux paragraphes 42-53 ci-dessous, le Gouvernement soutient que le grief tiré de l'article 5 § 3 doit être déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
36. La Cour ne partage pas ce point de vue. Elle considère que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
37. En ce qui concerne la question de la période à prendre en considération au titre de l'article 5 § 3, le requérant estime que la détention en vue d'extradition qu'il a subie en ex-République yougoslave de Macédoine est également une forme de détention provisoire et que c'est donc bien la date de son arrestation en ex-République yougoslave de Macédoine, soit le 2 août 2003, qui doit être prise en compte pour fixer le point de départ de la durée de la détention provisoire. Au moment du prononcé de son jugement, soit le 30 octobre 2008, sa détention aurait donc duré 5 ans, 2 mois et 28 jours.
38. Le requérant allègue que l'audience devant le Tribunal pénal fédéral a montré que, bien que soupçonné, il avait été arrêté sans jamais avoir été surveillé par la police, ni même mis sur écoute. Autrement dit, les autorités internes auraient commencé par l'arrêter et le détenir avant de mener une instruction tendant à le confondre. Le requérant prétend par exemple que la quasi-totalité des commissions rogatoires ont été ordonnées postérieurement à son arrestation. Selon lui, utiliser la détention provisoire de cette manière implique le risque d'une détention excessive parce que presque toutes les recherches de la police ont été conduites après son arrestation.
39. Le requérant allègue également que l'enquête de police a pris une ampleur démesurée et est partie dans des directions multiples sans que cela ne soit justifié.
40. Au vu de ce qui précède, le requérant considère comme évident qu'une immense partie de l'enquête a été instruite à mauvais escient et que cela a entraîné un gaspillage de temps important à son détriment. L'accusation aurait dû se rendre compte beaucoup plus tôt que certains faits n'étaient pas établis. Elle aurait néanmoins laissé la police fédérale rédiger des rapports tentaculaires pendant des mois en maintenant le requérant en détention. Même s'il n'y avait pas eu de « périodes d'inactivité ou de latence », il y aurait néanmoins eu un dysfonctionnement grave dans la manière dont l'enquête a été menée.
41. En ce qui concerne la fixation de la date des audiences, le requérant relève que le Tribunal fédéral a jugé qu'une période de 9 mois entre l'établissement de l'acte d'accusation et la fixation des débats est manifestement disproportionnée (arrêt 1P.535/2004, du 11 octobre 2004) tout comme l'est une période de 7 mois (voir l'arrêt 1P.540/2002).
42. Le Gouvernement soutient que la détention a commencé le 29 octobre 2003, date à laquelle le requérant a été extradé de l'ex-République yougoslave de Macédoine vers la Suisse.
43. Le Gouvernement souligne que le requérant était soupçonné d'être à la tête d'une organisation criminelle clanique, axée sur un trafic international d'héroïne depuis le Kosovo et s'étendant sur plusieurs pays européens, notamment la Suisse, l'Italie, l'Allemagne et la France. Ce trafic aurait porté sur une quantité de drogue particulièrement importante (environ 1 400 kilos) et aurait généré un bénéfice estimé à plusieurs dizaines de millions de francs suisses.
44. Le Gouvernement allègue que plusieurs membres de la famille du requérant et des proches semblent avoir été impliqués dans cette organisation et ont été inclus dans les enquêtes de la police judiciaire fédérale et/ou du juge d'instruction fédéral.
45. En outre, le Gouvernement remarque que, dans son arrêt du 24 janvier 2006, le Tribunal fédéral avait constaté, en premier lieu, un « risque de collusion évident aussi longtemps que ces actes d'instruction n'ont pas été accomplis. » En ce qui concerne le risque de fuite, le Gouvernement renvoie aux arrêts du Tribunal fédéral du 24 janvier 2006 (voir ci-dessus, paragraphe 15) et du 6 novembre 2006 (voir ci-dessus, paragraphe 18). Par la suite, le requérant n'aurait plus contesté l'existence ni de charges suffisantes ni d'un risque de fuite propre à justifier son incarcération (arrêt du Tribunal fédéral du 23 août 2007, considérant 2, et arrêt du 14 mai 2008 (partie B et considérant 3).
46. Quant à la « diligence particulière » dont doivent faire preuve les autorités de poursuite pour justifier le maintien d'une détention provisoire, le Gouvernement souligne d'abord la complexité de l'affaire et la nature spécifique des infractions commises, comme en l'espèce, par une organisation criminelle agissant à l'échelle européenne et des difficultés inhérentes à leur instruction. Il rappelle que dans l'affaire Chraidi c. Allemagne, no 65655/01, CEDH 2006-...), qui portait sur de graves infractions de terrorisme international ayant causé la mort de trois personnes et provoqué de lourdes souffrances à plus d'une centaine, la Cour a jugé qu'une détention provisoire d'environ cinq ans et demi pouvait exceptionnellement encore se justifier. Au regard de cet arrêt, le gouvernement estime que la durée de la détention subie par le requérant, quoique longue, reste encore admissible.
47. Le Gouvernement allègue que l'enquête s'est révélée éminemment difficile à cause de la nature secrète de l'organisation criminelle et de l'absence de collaboration des prévenus. Par ailleurs, les nombreuses demandes d'entraide n'auraient reçu de réponses qu'après plusieurs mois et l'enquête aurait nécessité l'envoi de commissions rogatoires en Italie, au Kosovo, en Allemagne, en France, en Albanie, en Bulgarie, en Espagne et en Hongrie. Le dossier de la procédure, composé de 123 classeurs, contiendrait de nombreux documents en langue étrangère, dont en particulier des écoutes téléphoniques, qui ont dû être traduites avant de pouvoir être étudiées. Il aurait été complété le 18 février 2008 par la production du dossier original de la procédure pénale engagée en Italie contre le requérant à raison de faits de même nature que ceux qui lui sont reprochés et dont la poursuite aurait été déléguée à la Suisse.
48. Au cas où la Cour viendrait à prendre en considération non seulement la période de détention qui a donné lieu à la requête du 5 novembre 2007, mais également le laps de temps qui s'est écoulé entre la clôture de l'instruction et le début des débats devant le Tribunal pénal fédéral, le Gouvernement rappelle que « la tenue du procès nécessitait des mesures particulières de sécurité dont la préparation et la mise en oeuvre impliquent inévitablement du temps » (arrêt du 14 mai 2008, considérant 5.4).
49. A propos de la conduite de la procédure, le Gouvernement rappelle que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 6 novembre 2006, a relevé que si l'instruction n'avait pas suivi un rythme particulièrement soutenu, elle n'avait pas non plus connu de périodes d'inactivité ou de latence susceptibles de tomber sous le coup de l'article 5 § 3.
50. Quant à la phase postérieure à l'instruction, le Gouvernement rappelle que le ministère public de la Confédération a déposé l'acte d'accusation le 6 décembre 2007, soit trois mois après le transfert du dossier par le juge d'instruction fédéral (fin août).
51. Le Gouvernement est convaincu que les difficultés auxquelles les autorités de poursuite ont été confrontées tout au long de la procédure étaient également liées au comportement du requérant. En effet, ce dernier aurait continuellement adopté une attitude visant à retarder ou à compliquer le déroulement de la procédure. Dès le début, il aurait contesté tous les faits à sa charge et aurait menti pour tromper les autorités.
52. Le Gouvernement rappelle que le requérant a dû être déplacé, à plusieurs reprises, d'une prison à l'autre, en raison d'informations laissant entendre qu'il préparait une évasion. Enfin, plusieurs témoins auraient refusé de témoigner ou auraient témoigné avec réticence, compte tenu de la crainte que le clan Shabani inspirerait, ce qui aurait également perturbé et retardé le déroulement de l'enquête.
53. Au vu des éléments qui précèdent, le Gouvernement est d'avis que la durée de la détention doit certes être considérée comme étant longue, mais qu'elle s'explique et se justifie par des circonstances elles aussi tout à fait exceptionnelles. En conclusion, le Gouvernement estime qu'il y a eu en l'espèce « une véritable exigence d'intérêt public prépondérant » ( W. c. Suisse, 26 janvier 1993, § 30, série A no 254-A), à ce que cette affaire particulièrement complexe puisse être menée à terme sans que les principaux protagonistes ne puissent nuire à son bon déroulement (cf., mutatis mutandis, Chraidi, précité, § 47).
54. L'article 5 de la Convention consacre un droit fondamental de l'homme : la protection de l'individu contre les atteintes arbitraires de l'Etat à sa liberté ( Bozano c. France, arrêt du 18 décembre 1986, série A no 111, § 54). La substance même du paragraphe 3 de cette disposition est le droit de rester libre dans l'attente d'un procès pénal. Cette disposition ne peut pas être comprise comme offrant aux autorités judiciaires une option entre jugement dans un délai raisonnable et mise en liberté provisoire, éventuellement subordonnée à des garanties. L'objet de l'article 5 § 3 est essentiellement d'imposer la mise en liberté provisoire à partir du moment où le maintien en détention cesse d'être raisonnable ( Neumeister c. Autriche, arrêt du 27 juin 1968, série A no 8, p. 37, § 4).
55. La Cour rappelle que le délai raisonnable ne se prête pas à une évaluation abstraite (W. c. Suisse, arrêt du 26 janvier 1993, série A no 254 A, § 30). Comme la Cour l'a relevé dès son arrêt Wemhoff c. Allemagne, le caractère raisonnable du maintien en détention d'un accusé doit s'apprécier dans chaque cas d'après les particularités de la cause (arrêt du 27 juin 1968, série A no 7, § 10). La poursuite de l'incarcération ne se justifie, dans une espèce donnée, que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d'intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d'innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle (W. c. Suisse, précité, § 30, et Chraidi c. Allemagne, no 65655/01, § 35, CEDH 2006 ...).
56. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales d'examiner toutes les circonstances de nature à manifester ou écarter l'existence d'une telle exigence et d'en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controuvés indiqués par l'intéressé dans ses moyens, que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 § 3 ( W. c. Suisse, précité, § 30).
57. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir accompli une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ils se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, parmi d'autres, Tomasi c. France, arrêt du 27 août 1992, série A no 241 A, § 84, W. c. Suisse, précité, § 30, et Chraidi, précité, § 35).
58. La Cour rappelle que le requérant a été arrêté en ex-République yougoslave de Macédoine le 2 août 2003 et extradé vers la Suisse le 29 octobre 2003, où il a été placé en détention provisoire le même jour. La période à prendre en considération aux termes de l'article 5 § 3 a donc débuté à cette dernière date (voir Nedyalkov c. Bulgarie, no 44241/98, § 61, 3 novembre 2005, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, § 71, et Chraidi, précité, § 33). Elle s'est achevée le 30 octobre 2008 avec sa condamnation par le Tribunal pénal fédéral (voir ci-dessus, le paragraphe 30). La détention provisoire du requérant a donc duré cinq ans.
59. En l'espèce, le placement du requérant en détention provisoire ne nécessite pas un examen particulier de la Cour. Il est manifeste qu'il était justifié par l'existence de soupçons pesant sur le requérant, eu égard à la nature criminelle des faits qui lui étaient reprochés. Ainsi, la nature des infractions à élucider et les exigences de l'instruction ont pu justifier le placement en détention (voir, mutatis mutandis, Kemmache c. France, arrêt du 27 novembre 1991, série A no 218, p. 24, § 47, et Bouchet c. France, no 33591/96, § 41, 20 mars 2001).
60. Quant aux motifs du maintien en détention du requérant, la Cour relève que les autorités judiciaires compétentes ont avancé plusieurs raisons à l'appui de leur refus de mise en liberté du requérant : forts soupçons pesant sur le requérant qu'il ait commis les crimes dont il était soupçonné, nature très grave de ces infractions ainsi que risque de fuite et de collusion aussi longtemps que les actes d'instruction n'auraient pas été accomplis.
61. La Cour constate d'abord que le requérant ne remet pas véritablement en cause devant elle l'existence des motifs du maintien de sa détention. En tout état de cause, elle reconnaît que ces motifs étaient à la fois pertinents et suffisants tout au long de l'instruction. Elle ne discerne aucune raison de s'écarter de l'opinion des juridictions internes, qui ont dûment et de manière très détaillée étayé leurs décisions justifiant le maintien en détention du requérant.
62. Compte tenu des principes susmentionnés (voir ci-dessus, les paragraphes 54-57), la Cour considère que la détention provisoire doit apparaître comme la solution ultime, qui se justifie seulement lorsque toutes les autres options disponibles s'avèrent insuffisantes. La Cour renvoie à ce sujet aux derniers mots de l'article 5 § 3 de la Convention, dont il résulte que la libération provisoire de l'accusé doit être ordonnée s'il est possible d'obtenir de lui des garanties assurant sa comparution à l'audience lorsque la détention n'est plus justifiée que par le risque de le voir s'y soustraire par la fuite (Wemhoff, précité, § 15). Lorsqu'elles sont appelées à se prononcer sur le caractère raisonnable d'une détention au titre de l'article 5 § 1, c), les autorités compétentes ont l'obligation de rechercher s'il n'existe pas de mesures alternatives à la poursuite de la détention (Lelièvre c. Belgique, no 11287/03, § 97, 8 novembre 2007, Khudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 183, CEDH 2005-.., Sulaoja c. Estonie, no 55939/00, § 64 in fine, 15 février 2005, et Jablonski c. Pologne, no 33492/96, § 83, 21 décembre 2000).
63. En l'espèce, la Cour a déjà conclu qu'il était justifié, pour les autorités internes, de considérer la détention provisoire du requérant indispensable afin d'assurer la bonne conduite de l'instruction. Par ailleurs, la Cour des plaintes, par un arrêt du 7 septembre 2006, a considéré qu'il existait des indices suffisants que le requérant participait à une organisation criminelle et que le risque de fuite ne pouvait pas être pallié par le dépôt de sûretés, en raison de l'origine douteuse de l'argent qui aurait pu servir de garantie. La Cour estime donc que la question des mesures alternatives à la détention provisoire du requérant a dûment été examinée par les autorités judiciaires, qui ont de manière convaincante et détaillée motivé leurs décisions à cet égard (voir, a contrario, Lelièvre, précité, § 102).
64. Il reste à vérifier si les autorités judiciaires ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure, d'autant plus que la Cour a jugé dans des affaires antérieures qu'une détention provisoire de plus de cinq ans constituait une violation de l'article 5 § 3 de la Convention (voir Kortchouganova c. Russie, no 75039/01, § 77, 8 juin 2006 ; I.A. c. France, précité, p. 2983, § 112 ; et Khoudoyorov c. Russie, précité, § 189).
65. La Cour rappelle que la célérité particulière à laquelle un accusé détenu a droit dans l'examen de son cas ne doit pas nuire aux efforts des magistrats pour accomplir leur tâche avec le soin voulu (Pêcheur c. Luxembourg, no 16308/02, § 62, 11 décembre 2007). La Cour estime que l'affaire du requérant était extrêmement complexe. Elle concernait des accusations sérieuses portées contre lui, puisqu'il était soupçonné d'être un des principaux dirigeants d'une organisation criminelle se livrant à un trafic important de stupéfiants impliquant plusieurs pays et générant ainsi des bénéfices considérables. En outre, l'enquête a nécessité l'envoi de plusieurs commissions rogatoires dans différents pays européens.
66. Le requérant prétend que les mesures d'instruction dans son affaire ont été disproportionnées. La Cour considère comme pertinent l'argument du Gouvernement selon lequel les activités de l'organisation, soit le trafic de stupéfiants, étaient susceptibles de porter atteinte à la santé et au bien-être d'innombrables personnes et de causer des coûts exorbitants à la société. Il est incontestable que les infractions dont le requérant était soupçonné constituent des atteintes graves à l'ordre public et à la protection de la santé d'autrui. Au vu des ravages provoqués par la drogue, la Cour a jugé que les autorités doivent faire preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau (Baghli, précité, § 48, et Dalia, précité, p. 92, § 54). Au vu de la complexité de l'affaire, de la marge d'appréciation des autorités de poursuite en la matière (voir, mutatis mutandis, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 159, CEDH 2007-XIV) et de l'intérêt de la communauté internationale à la répression de telles activités criminelles, l'on ne saurait prétendre que les autorités fédérales aient fait preuve d'exagération dans la conduite de l'instruction contre le requérant.
67. La Cour observe que le Tribunal fédéral a lui-même constaté que « l'instruction n'avait peut-être pas suivi un rythme particulièrement soutenu » (arrêt du 6 novembre 2006, repris dans l'arrêt du 23 août 2007). Toutefois, tout comme la plus haute juridiction interne, elle ne discerne aucune période pendant laquelle les autorités n'auraient pas procédé à des recherches ou à des actes d'instruction. La Cour observe également que le requérant n'a fait état d'aucun retard particulier dans la conduite de la procédure, mais s'est contenté de mettre en doute l'opportunité de certaines investigations.
68. Reste l'argument du requérant selon lequel la fixation des dates de l'audience devant le Tribunal pénal fédéral, du 18 au 28 août 2008, soit plus de huit mois après que le ministère public de la Confédération eût dressé l'acte d'accusation, le 6 décembre 2007, serait contraire au principe de la célérité de la procédure. La Cour note que la question de la sécurité des débats - qui, selon le Gouvernement, a nécessité des mesures particulières - a été discutée longuement, notamment dans l'arrêt du Tribunal fédéral du 14 mai 2008 (voir ci-dessus, le paragraphe 28). Eu égard à l'ensemble des circonstances du cas d'espèce, elle considère comme crédible l'argument tiré de l'existence de circonstances particulières et le besoin des autorités de prendre des mesures de sécurité efficaces.
69. Compte tenu de ce qui précède, en reconnaissant les difficultés inhérentes à la poursuite du crime organisé portant sur un trafic international de stupéfiants à grande échelle et le degré de complexité très élevé de la cause du requérant, la Cour estime que la détention provisoire du requérant, certes longue, n'a pas contrevenu aux exigences de l'article 5 § 3 de la Convention.
70. Partant, la Cour conclut à la non-violation de l'article 5 § 3 de la Convention.